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28/09/2005

Emile Masson (1869 - 1923) : "professeur de liberté" et précurseur de la non-violence

Qui était Emile Masson ? Écrivain, poète, penseur libertaire, anarchiste et socialiste, pacifiste et non-violent, écologiste et féministe avant l’heure, pédagogue d'avant-garde, défenseur de la langue bretonne : la liste est longue des qualités de cet homme là, injustement oublié et que plusieurs ouvrages font redécouvrir.


Emile Masson est né en 1869 à Brest et mort à Pontivy en 1923. En 1898, il habite à Rennes où le capitaine Dreyfus est jugé. Il prend sa défense avec son ami Charles Péguy, dont il s’écartera quand celui-ci virera vers le nationalisme. Jeune enseignant, Emile Masson monte des universités populaires pour instruire les ouvriers et les paysans, passe le Nouvel an avec une famille d’ouvrier, au grand dam de la bonne société de Loudun, ville où il enseigne à l’époque. Il se marie en 1902, avec une Galloise, Elsie, très proche de ses idées et admiratrice, comme lui, du penseur britannique John Ruskin. Elsie et Emile Masson traduisent en français les oeuvres et lettre du poète britannique Carlyle (1795-1881).

Une maison ouverte
En 1904, le couple emménage à Pontivy, ville qu’ils ne quitteront plus. Là, Emile Masson enseigne l’anglais à ses élèves. Il a dans ses classes les enfants de la bourgeoisie pontyvienne, externes et francophones, et ceux de la paysannerie des environs, bretonnants de langue maternelle pour beaucoup et internes qui s’intègrent difficilement dans le lycée publique qui pratique la pédagogie par immersion, en français exclusivement... C’est à leur contact qu’Emile Masson apprend le breton, en échange de cours particulier d’anglais, et se révolte face à la situation faite à la langue bretonne.

Dans les actes d'un colloque consacré à Masson en 2003, à Pontivy, John P. Clark, professeur de philosophie à la Nouvelle Orléans, estime que "La question de la préservation des langues traditionnelles est centrale pour Masson. Il rejette l'idée d'un progrès qui décrèterait une uniformité universalisante et soutient que les révolutionnaires doivent parler le langage du peuple qui, dit-il, a été stupidement laissé aux réactionnaires" (1). A l'époque, en effet, les défenseurs du breton se situe plutôt du côté de l'Eglise et des conservateurs. Masson ne veut pas leur laisser la langue bretonne mais l'utiliser pour faire avancer ses idées de progrès social, de dignité humaine, de fraternité. "La langue d'un peuple, c'est la peau de son âme" écrit-il en 1913. Cela n'empêche pas ce polyglotte de soutenir la diffusion de l'espéranto, langue internationale créée quelques années auparavant.

La maison est ouverte et Emile Masson s’occupe de ses deux enfants : un père de famille qui change les couches de ses deux garçons, s'occupe du ménage, cela ne devait pas être très fréquent à l’époque. Il conçoit le mariage comme une "fusion des âmes", un accord volontaire, et non obligatoire, entre "deux personnes égales et libres". Professeur, ses méthodes sont originales pour l’époque. Il est proche de ses élèves, pratique une pédagogie trilingue (français, anglais, breton) et obtient de bons résultats. La hiérarchie le laisse donc faire... Pédagogue, il refuse la violence mais pas la notion d’autorité : “Dans la société future, sans dieux ni maîtres, que se passera-t’il ? L’absolu liberté des individualistes, c’est l’oppression assurée des plus faibles, car qui croit à l’harmonie spontanée entre les hommes ?”. "Hiérarchies et anarchie ne sont pas pour moi inconciliables - au contraire !... Il suffit que les héros soient de vrais héros, c’est-à-dire n’éprouvent pas le besoin anti-héroïque de traiter les hommes en choses”...

Les origines de la guerre par Masson
Masson, qui refuse de voter, critique fondamentalement la société capitaliste et militariste de son époque, en des termes encore pertinents aujourd’hui : “Chaque nation est comparable à un enclos gardé par des soldats où des accapareurs entassent toutes sortes de richesses et même les êtres humains qui produisent ces richesses. L’intérêt de ceux qui dominent et qui accaparent est de maintenir et de fortifier leur puissance. Le moyen le plus sûr et le moins dangereux pour eux-mêmes, c’est de représenter les hommes des nations voisines comme des êtres arriérés animés de desseins les plus pervers , ou bien d’essence humaine tout à fait inférieure moralement. Quand les hommes d’une nation quelconque sont persuadés que ceux de la nation voisine sont des espèces de fauves affamés de proies vivantes ou des bandits qui n’ont d’autres raisons ou moyens de vivre que le crime, l’agression, le vol... Il est bien naturel qu’ils se mettent en garde contre ces fauves, ces bandits, et même en devoir de les pourchasser jusque chez eux...” (extrait de ”Irlande et Bretagne, écrit en 1916”, cité dans "Emile Masson, professeur de liberté").

Ami de Péguy, Romain Rolland, Kropotkine...
Correspondant avec des écrivains comme Charles Péguy et Romain Rolland, des intellectuels libertaires comme le prince Kropoktine, Marcel Martinet et Gustave Hervé, et des écrivains bretons comme Fransez Vallé, l’abbé Le Goff ou Loeiz Herrieu, il décide, en 1913, de créer une revue bilingue, Brug ("bruyère"), afin de sensibiliser les masses bretonnantes du Morbihan aux idées nouvelles (socialistes, libertaires...). Il réunit un réseau de collaborateurs écrivant en breton. Les articles de Brug, publiés en plusieurs dialectes du breton (le vannetais, le trégorrois...) traitent de la condition ouvrière et paysanne de l'époque, du statut de la langue bretonne, du statut de la femme. Brug est un succès : de 500 exemplaires au départ, la revue tire bientôt à 2.200 exemplaires quand arrive la guerre de 1914, qui signe la fin de cette expérience. A l’époque, rares étaient les intellectuels républicains et laîcs à s’adresser en breton aux gens du peuple. Brug manifestait un attachement double, à la “petite nation”, la Bretagne, et à sa langue, d’une part, et à la “France” de la révolution de 1789, d’autre part.

Contrairement à beaucoup de ses amis, comme Gustave Hervé, Emile Masson ne rallie pas L’Union sacrée en 1914 et continue à dire son opposition à la guerre : disciple de Tolstoï, il poursuit sa correspondance avec Romain Rolland, célèbre écrivain qui publie des appels à la paix et contre les nationalismes armés, en pleine guerre. "Je sais que les armées alliées sont pleine d'âmes nôbles qui veulent mourir pour que la vie vaille la peine d'être vécue. Mais je n'ignore pas que de telles âmes ne manquent pas non plus dans les rangs ennemis.(...). Est-ce que la guerre qui oblige à s'entre-tuer des hommes pareils n'est pas le pire des crimes ?", écrit-il en 1917 (2).
Malade à partir de 1909 (neurasthénie), Emile Masson ne peut pas continuer son action une fois la guerre terminée. Lucide, il ne cède pas aux sirènes de la révolution bolchevique de 1917 en Russie. “Ce qui naît de la violence périra dans la violence”, pense-t-il. Il estime que la révolution commence par soi-même et que c’est par la maîtrise de soi, par l'exemple et par la pédagogie, que la société peut progresser.

Proche de la pensée gandhienne
Dans le même temps, Gandhi mène une lutte non-violente pour l’indépendance de l’Inde et la justice sociale. Né la même année que le Mahatma Gandhi, Emile Masson meurt en 1923, année où Romain Rolland publie un essai qui rendra célèbre la personnalité et la pensée de Gandhi dans le monde entier. Tombées dans l’oubli, la vie et l’oeuvre de Masson renaissent aujourd’hui et alimentent des réflexions encore contemporaines sur la fin et les moyens, sur la pédagogie et le rapport à l'enfant, sur le nationalisme et l’internationalisme, sur la révolution et le progrès, les langues régionales...

Masson lançait aux révolutionnaires de “rentrer chez eux” et que la révolution “c’est toi”. La révolution commence d’abord par soi-même : il rejoignait en cela la pensée de Gandhi. Il écrivait le 16 janvier 1915, dans une note destinée à ses fils : “Je place les vertus domestiques au sommet de toutes les vertus, en temps de guerre aussi bien qu’en temps de paix. Car c’est au feu du foyer, et non à celui du champs de bataille, que s’épanouit la fleur de l’héroïsme. Il m’a toujours paru qu’il fallait infiniment plus de courage pour élever un homme que pour en abattre dix”. Et, la même année, dans une lettre à son ami le poète André Spire : “La guerre, le meurtre, la violence ne résolvent rien. Seul l’exemple, mille et mille fois répété, d’énergies individuelles se refusant à tout acte de violence, peut et doit résoudre toutes les batailles de l’homme”.

"Fais-toi toi-même ce que tu voudrais que les autres soient. Tu voudrais que la justice règne ? Fais de toi un juste..." clame Emile Masson, en 1917, pendant le grand massacre.

Christian Le Meut

Bibliographie sommaire :
- Un dra bennag a zo da jeñch er bed, Emile Masson ha Brug, 1913-1914, Fañch Broudig, Ed. Brud nevez, 2003. Interesus bras. Fañch Boudig n'eus studiet ar sonjoù embannet get Brug; e fin e levr e kaver pennadoù embannet barzh Brug.
- Emile Masson, professeur de liberté, J-D. et M. Giraud, Ed. Canope, 1991. La biographie à lire absolument pour découvrir la vie d'Emile Masson.
- Emile Masson, prophète et rebelle, Presse universitaire de Rennes, 2005, actes d'un colloque qui s'est tenu à Pontivy en 2003. Vient en complément utile du premier.
Des ouvrages de Masson devraient être réédités prochainement par les Presses Universitaires de Rennes.

(1) Cité dans Emile Masson, prophète et rebelle, p.111.
(2) Cité dans Emile Masson, prophète et rebelle, p.63.

 

Commentaires

Ah le sacré mec ! Merci de ce bel hommage informatif ! gp

Écrit par : gp | 02/09/2005

Je partage le même enthousiasme que vous (toi?) sur Emile Masson. Son destin est très intriguant. La comparaison effectivement avec le Mahatma Gandhi est plus que fascinante . L' analyse d'Emile Masson sur la guerre 14-18 est d'une pertinence exceptionnelle pour l'époque, ce qui a fait de lui un homme seul face à la folie des hommes. Cette solitude extrême l'aura certainement fait basculer dans la folie.
Merci en tout cas à toi de nous avoir proposé cet article. JF

Écrit par : JF Lugué | 01/04/2006

La biographie ("Emile Masson, professeur de liberté") est un ouvrage de référence pour mieux connaître la pensée d'Emile Masson, ainsi que les actes du colloque de Pontivy, et le livre de F. Broudig, en breton. Emile Masson, à travers sa revue Brug, a lancé un mouvement de réflexion alliant la culture et la langue bretonne à une pensée "socialiste libertaire" (pour faire court) très intéressante. Sa réflexion sur la violence et la guerre est, effectivement, pertinente. Mais, contrairement à Gandhi, Masson n'a pas cherché à agir sur le terrain directement politique. Gandhi a mené des campagnes de masse, sans avoir jamais été membre d'un gouvernement ni même officiellement à la tête du parti du Congrès, alors que Masson est resté relativement isolé. Le contexte n'était pas le même, ni l'homme. Mais, qui sait, si l'histoire lui en avait laissé le temps, la réflexion et le mouvement intellectuel impulsés par Masson aurait pu déboucher. La première guerre mondiale a détruit beaucoup de choses.
Il est question de rééditer les oeuvres de Masson. Travail titanesque sans doute, car il a beaucoup écrit. J'ai essayé de lire un de ses ouvrages, "Utopies des îles bienheureuses", où il imagine une société parfaite (écolo, pacifique, égalitaire, sans oppression...) dans un archipel du Pacifique en 1980, mais le style est un peu lourd...
Christian Le Meut

Écrit par : christian | 03/04/2006

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